Depuis quelques décennies, l’informatique, l’automatisation et les algorithmes ne cessent de repousser les limites, remplaçant peu à peu par des machines et des programmes les tâches jusqu’à présent réalisées par des humains. Ce qui ne concernait jusqu’à présent que les ouvriers et les employés touche désormais toutes les professions. ChatGPT pour l’écriture, Midjourney, Dall-E 2 et Stable Diffusion pour les illustrations, s’invitent désormais dans les domaines de la création artistique et intellectuelle.
Avec ces nouveaux outils se posent de nombreuses questions à la fois philosophiques et juridiques, en même temps qu’émergent de nouvelles pratiques. Des utilisateurs-ices d’IA s’affirment désormais en tant qu’IA-Artistes, utilisant les outils comme Midjourney pour créer des images dont ils s’estiment les auteurs, considérant que ces images sont le fruit de leur travail et de leur expertise.
La notion d’art et d’artiste sont des concepts intellectuels : la définition de ce qui est de l’art ou non change selon les époques, selon les personnes. La notion d’œuvre de l’esprit et d’auteur sont quant à eux des concepts juridiques, inscrits dans le code de la propriété intellectuelle français : ils protègent les auteurs et leurs créations. C’est grâce à cette législation que des artistes, et plus globalement des auteurs, peuvent vivre de leur travail et être protégés par la loi.
Les images générées par les IA posent à la fois des questions morales et des questions légales. Une image générée par l’IA est-elle de l’art ? Les IA-artistes sont-il les auteurs des images qu’ils ont créées ? Qui est le propriétaire légitime d’une image créée par un algorithme ? Une image générée par un algorithme est-elle une œuvre de l’esprit ? Explorons ensemble quelques aspects de ce vaste sujet.
Qui écrit ? Petite remise en contexte
Je suis Mathieu Baiget, auteur, éditeur et fondateur de Ludiconcept. J’ai créé et édité les jeux de société Opération Archéo et Cuistot Fury.
Cet article m’a demandé 18 heures de travail. Si vous aimez son contenu, je vous invite à le partager.
Cette image n’a pas été générée par une IA
Autrice : Amandine Julien
Avertissement
Cet article est un état des lieux de ma réflexion en date de janvier 2023. Je n’ai pas de légitimité particulière à écrire sur ce sujet. Considérez cet article comme un article d’opinion.
Je fais référence à des concepts intellectuels : « art », « artiste ». Je fais aussi référence à des concepts juridiques : « œuvre de l’esprit », « auteur ». Je ne présenterai pas ces concepts juridiques ici car je les explique avec beaucoup de soin dans cet autre article, que je vous invite à lire : Droit d’auteur, propriété intellectuelle et jeu de société.
Comment fonctionne la génération d’image par l’IA ?
Les IA de génération d’image comme Dall-E 2, Midjourney ou Stable Diffusion sont très simples à utiliser pour l’utilisateur : ce dernier rédige un court texte, appelé un prompt, décrivant l’image souhaitée. A partir de ce prompt, l’IA génère une image illustrant plus ou moins fidèlement le prompt.
Ces IA se basent sur des algorithmes pour créer les images. Elles ont été entraînées pendant des mois, voire des années, pour améliorer leur algorithme par essais-erreurs répétés.
Cet entraînement nécessite un corpus de référence (une base de données) de plusieurs millions d’images de toutes sortes. Pour apprendre à créer une image de chat, l’IA a besoin qu’on lui fournisse des milliers d’images de chat et qu’on lui dise, pour chaque image, « ceci est un chat ». Grâce à ce corpus de référence, l’IA décortique et compare toutes les images de chat qu’elle possède, jusqu’à ce qu’elle identifie tous les critères qui font qu’un chat ressemble à un chat.
Elle doit ensuite apprendre à générer des images de chats à partir de ces critères. Elle s’entraîne à nouveau par essais-erreurs répétés, elle teste toutes les combinaisons de critères possibles, jusqu’à ce que les images obtenues ressemblent de plus en plus à un chat, et de moins en moins à une créature multipattes vaguement féline tout droit sortie de l’enfer.
Le but de cet article n’est pas de détailler le fonctionnement de ces IA. Pour en savoir plus, je vous recommande la vidéo et l’article de vulgarisation de Science étonnante.
Une image générée par IA est-elle de l’art ?
Pour répondre à cette question, nous devons d’abord définir ce qui est ou non de l’art.
Selon le Larousse, l’art est la « création d’objets ou de mises en scène spécifiques destinées à produire chez l’homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique ».
Selon Wikipedia, dont la définition me semble plus claire, « L’art est une activité, le produit de cette activité ou l’idée que l’on s’en fait, qui s’adresse délibérément aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l’intellect. »
L’art est également lié à l’expertise, à la maîtrise de processus techniques et de règles : on fait quelque chose « dans les règles de l’art », un pont est un « ouvrage d’art », on parle « d’homme ou femme de l’art » pour quelqu’un qui excelle dans son métier.
Dans l’art se mêlent donc deux concepts importants :
- D’une part, l’intentionnalité de l’artiste dans la création et dans les objectifs que cette création cherche à atteindre. Cette intentionnalité implique que s’il n’y a pas d’artiste, ce n’est pas de l’art.
- D’autre part, la maîtrise technique ou l’expertise de l’artiste.
Nous pouvons donc évacuer dès le départ la notion de beauté. L’art n’a pas besoin d’être beau, et tout ce qui est beau n’est pas de l’art. Un magnifique paysage ou une superbe nuit étoilée ne sont pas de l’art, car leur existence n’est pas due à la quelconque intentionnalité d’un artiste, sauf à entrer dans des considérations religieuses.
Y a-t-il intentionnalité de l’IA-artiste dans une image générée sur Midjourney ? Certes, un individu appuie sur le bouton pour lancer la génération. Mais décide-t-il vraiment de la manière dont l’image sera créée, a-t-il une véritable maîtrise de la façon dont les différents éléments constituant l’image vont se construire ? Car finalement, les deux concepts définissant l’art sont liés : pour qu’il y ait une intentionnalité, il faut qu’il y ait une maîtrise de l’artiste soit du résultat obtenu, soit des procédés permettant d’obtenir ce résultat.
Certes, l’IA-artiste rédige le prompt, ce court texte qui sert de base à la génération de l’image. Mais il ne maîtrise ni ne connaît l’algorithme de génération de l’image, il ne maîtrise ni ne connaît le corpus d’images ayant permis d’entraîner l’IA. En utilisant le même prompt plusieurs fois, il obtiendra à chaque fois un résultat différent. Quelle part de l’image est alors réellement due au prompt et quelle part est strictement aléatoire ? Car le hasard exclut l’intentionnalité. Choisir le résultat qui nous plaît le plus parmi 100 résultats créés au hasard fait-il de nous des artistes ?
Prenons l’exemple de prompts et comparons-les avec les images qu’ils ont permis de générer. Je m’appuierai pour cela sur l’article suivant : Liste de prompts pour Midjourney. Ce site propose des formations sur l’intelligence artificielle, j’ai donc trouvé à propos de sélectionner leurs prompts pour l’exemple.
Le premier prompt proposé est : « ice cream sundae, delicious, glistening, cherries, marshmallows, highly detailed, octane render, ». Où sont les marshmallows sur l’image ? Je vous mets au défi d’en trouver.
Le deuxième prompt proposé est : « charcuterie board with multicolored alien cheeses, with glowing mold and fungus ». Où sont les fromages exotiques multicolores ?
Le Sixième : « an orchestra of characters playing instruments on fire in a chapel + surrounded by ghosts made out of chiseled marble + raining, divine, stained glass, octane render, black and white, vibrant, 12th century, ambient occlusion, dynamic lighting, oil ». L’orchestre de personnages jouant des instruments en feu a complètement disparu de l’image, il ne pleut pas, il n’y a aucun vitrail.
A travers ces exemples on peut voir que l’IA-artiste qui a créé ces prompts n’a finalement qu’une prise limitée sur la génération de l’image. Il choisit une collection de mots dont il ne peut maîtriser la manière dont l’IA va les interpréter, ou encore quels mots-clés elle va privilégier, l’IA ne pouvant par ailleurs s’adapter qu’à un nombre très limité de paramètres. S’il y a trop de mots-clés, elle ne les prend pas tous en compte.
La génération est donc en bonne part aléatoire. L’IA-artiste n’a pas vraiment de maîtrise sur la création de l’image, et son intentionnalité n’est pas respectée, puisque le prompt aussi court soit-il est en partie ignoré par l’IA. En conséquence, qu’elle soit belle ou pas, une image créée par IA n’est pas de l’art.
Le prompt est-il de l’art ?
Le prompt pourrait-il lui-même être considéré comme de l’art ? Peut-on considérer le prompt comme une œuvre de l’esprit, dont l’IA-artiste serait juridiquement l’auteur, et sur lequel il aurait donc des droits de propriété intellectuelle ?
Le prompt est souvent très court, mais la taille n’est pas un critère. Les haïkus, ces poèmes japonais en 17 syllabes, ont le statut d’œuvres de l’esprit, et leurs créateurs sont reconnus comme auteurs à part entière. Il me semble cependant, à lire les prompts des différents IA-artistes, que ces textes revêtent un caractère technique qui ne reflète pas la personnalité de leurs auteurs, ce qui ne leur donne donc pas le statut d’œuvres de l’esprit (je vous renvoie à mon article sur la propriété intellectuelle).
Mes arguments étant un peu fragiles sur ce point, imaginons que le prompt est une forme d’art et que son créateur en est l’auteur au sens juridique du terme. L’auteur du prompt n’est pas pour autant l’auteur de l’image !
Le prompt donne-t-il des droits sur l’image générée ?
L’IA-artiste auteur du prompt ne crée pas l’image. C’est l’intelligence artificielle qui crée l’image, et comme nous l’avons vu précédemment, l’IA-artiste n’a qu’une prise limitée sur le résultat de cette génération. L’IA artiste n’est pas responsable du résultat final, il est donc absurde de considérer qu’il aurait des droits sur l’image générée sur la base de son prompt.
Plutôt que d’argumenter de façon théorique, démontrons cette absurdité avec un exemple concret : Dans le cadre de mon métier au sein de Ludiconcept, je commande fréquemment à des artistes la création d’illustrations sur mesure. Je rédige pour chaque image, un cahier des charges explicitant le type d’illustration que je souhaite, ce qu’elle doit représenter, sa dimension, le style, etc. Ce type de cahier des charges peut faire de quelques lignes et jusqu’à plusieurs pages selon les besoins, soit bien plus que la taille moyenne d’un prompt.
Lorsque l’artiste est un-e simple exécutant-e produisant un travail technique sous la direction du directeur artistique, alors dans certains cas l’artiste peut perdre son statut d’auteur. Néanmoins, il faut pour cela que le travail de cet artiste soit à ce point contrôlé et découpé, que l’œuvre finale ne reflète plus sa personnalité.
Je ne connais aucun éditeur qui refuse le statut d’auteur à ses illustrateurs parce que les illustrations sont le fruit d’une commande, et parce que l’éditeur a rédigé un script. La rédaction du script par l’éditeur ne transforme pas ce dernier en auteur de l’illustration à la place de l’illustrateur.
En conséquence, la rédaction du prompt ne fait pas de l’IA-artiste l’auteur de l’image générée à partir dudit prompt. Mais alors, qui est l’auteur des illustrations ?
Bientôt l’émergence de search-artistes ?
Certains IA-artistes considèrent que parmi l’infini des possibilités, parmi un potentiel de milliards d’images, ils ont un rôle de sélection. Selon eux, c’est ce rôle de sélection du résultat aléatoire qui leur confère le statut d’artiste.
Je vous propose une petite expérience de pensée qui fera la transition avec le prochain paragraphe.
Google recense des centaines de milliards de pages web. Faute d’avoir trouvé le chiffre pour les images, on peut l’estimer à plusieurs milliards au minimum. Google images, tout comme Midjourney, présente donc un potentiel presque infini de possibilités. Tout comme Midjourney, Google images utilise un algorithme permettant de générer ou en tout cas de sélectionner des images selon un assemblage de mots-clés.
Puis-je à ce titre, en rédigeant un prompt de recherche Google, me considérer comme search-artiste, et faire valoir mon rôle, voire mes droits, sur le résultat de cette génération ? Bien sûr que non. Les images « générées » par la recherche Google sont créées par des artistes, qui sont les propriétaires de leurs œuvres.
Les IA-artistes pourront légitimement me reprocher ce troll monumental. Et me rétorquer que Google se contente de sélectionner des images selon certains critères, là où Midjourney ou Dall-E 2 créent de nouvelles images. Sauf que Midjourney ou Dall-E 2 ne créent pas les images à partir de rien : ils créent les images à partir des œuvres de véritables artistes, a priori sans leur demander leur autorisation.
L’IA utilise le travail des autres
Une IA ne crée rien par elle-même. Elle s’entraîne en analysant des millions d’images afin d’être en capacité de les reproduire. Comment Midjourney sait-elle créer un chat ? Parce qu’elle s’est entraînée à reconnaître et à reproduire ce qu’est un chat, en analysant les différentes caractéristiques constituant un chat dans des milliers d’images de chats.
Donc, pour s’entraîner, une IA a besoin de millions d’images, qu’elle utilise, certes indirectement, à des fins commerciales (Midjourney par exemple propose des formules d’abonnement payant) et a priori sans l’autorisation des auteurs de ces images. Dans quelle mesure Midjourney produit-elle de nouvelles illustrations, et dans quelle mesure fait-elle un mixage des images bien réelles d’auteurs bien réels ne lui ayant rien demandé ?
Sur Midjourney, il est possible de générer des images reproduisant le style d’un artiste précis. D’une part, cela démontre que des œuvres de l’artiste concerné ont été utilisées pour entraîner l’IA, a priori sans son autorisation. D’autre part, cela signifie que le style de l’artiste est copié, sans son autorisation, pour produire des imitations de son travail. Exploiter commercialement des œuvres reproduisant fidèlement le style d’un artiste pose des questions éthiques, mais aussi juridiques : que l’image ait été générée par une IA n’empêche aucunement que cela puisse être considéré comme du plagiat, et donc un délit.
Un article du site Developpez.com présente l’exemple de l’artiste Eric Bourdages : ce dernier fait générer par l’IA des illustrations de Mickey, Dark Vador, Mario ou encore Batman. Puis il prétend mettre ces images sur des t-shirts et autres mugs, en affirmant – c’est de l’ironie – « Je suis sûr que cela ne dérangera pas Nintendo, Marvel et DC, l’IA n’a rien volé pour créer ces images, elles sont complètement 100% originales ». Rappelons que Midjourney vend à ses clients un abonnement dans lequel il leur garantit que les images générées leur appartiennent. On voit bien ici qu’une image générée par l’IA peut très bien être un plagiat, quelles que soient les licences d’utilisation des sociétés qui commercialisent ces IA.
Imaginons que la société fictive « Lambda communication » souscrive à un service de génération d’images comme Midjourney, qu’on appellera Midnight. La société Lambda paye un service commercial, elle attend donc de Midnight que les images pour lesquelles elle paye soient utilisables en toute légalité. Si Lambda est poursuivie pour plagiat, Midnight n’est-elle pas alors coupable d’avoir trompé Lambda en lui fournissant des images prétendument utilisables, alors que ce n’était pas le cas ? Lambda serait alors non pas le coupable, mais la victime, et Midnight serait donc condamnée pour plagiat.
A qui appartiennent les images générées par l’IA ?
Le plus souvent, dans toute discussion sur le sujet, les IA-artistes citent la licence de droits d’auteur proposée par l’entreprise pour l’utilisation de son service. Midjourney par exemple fournit les informations suivantes, que je traduis avec ma connaissance approximative de la langue anglaise : « Sous réserve de la licence ci-dessus, vous possédez toutes les images que vous créez avec les Services. Cela ne s’applique pas si vous tombez sous le coup des exceptions ci-dessous. »
Il y a une exception pour les utilisateurs gratuits du service, bien sûr : « Si vous n’êtes pas un membre payant, Midjourney vous accorde une licence sur les images sous la licence internationale Creative Commons Noncommercial 4.0 Attribution. » Cette licence permet d’utiliser gratuitement les images, mais dans un cadre non commercial uniquement, et il est obligatoire d’en créditer l’auteur. Ce qui est cocasse, car comme on l’a vu, on ne sait pas trop qui on est sensé créditer, justement.
Comme tout contrat, une licence commerciale proposée par une entreprise est TOUJOURS soumise à la loi nationale. Pour être plus clair, cette licence, si elle est contraire au droit français, n’a aucune valeur. Dans ce cas, la loi française s’applique au détriment de la licence.
En France, pour « posséder » une image, il faut en être l’auteur. Une entreprise peut dans certains cas être reconnue comme l’auteur d’une œuvre de l’esprit et s’attribuer ainsi les droits d’auteur (je vous renvoie à mon autre article). Mais généralement, elle doit se contenter des droits patrimoniaux, c’est-à-dire qu’elle achète à l’auteur le droit d’utiliser l’image dans un cadre bien précis, pour une utilisation bien précise, l’auteur gardant certains droits inaliénables (le droit moral).
Pour concéder des licences sur une image, il faut ainsi posséder les droits patrimoniaux sur l’image, ce qui implique soit d’en être l’auteur, soit d’avoir acheté les droits à l’auteur. Pour cela, il faut que l’image soit une œuvre de l’esprit, car c’est la condition pour qu’il y ait un auteur au sens juridique du terme.
Si l’on considère que les images générées par Midjourney ou l’un de ses concurrents n’ont pas d’auteur et ne sont pas des œuvres de l’esprit, alors je fais l’hypothèse que ces images sont dans le domaine public, et que n’importe qui est en droit d’utiliser ces images pour en faire ce que bon lui semble, y compris pour une utilisation commerciale, en dépit de la licence de droit d’auteur de Midjourney.
Jouer à Dieu, ou l’illusion de la toute-puissance
Les nouvelles technologies nous apportent de nouveaux outils extrêmement performants, dont la complexité se dissimule derrière la simplicité d’utilisation. Ces nouveaux outils démultiplient ce qu’un individu peut seul faire et produire. Les réseaux sociaux donnent la possibilité à chacun d’entre nous de devenir tour à tour journaliste, influenceur, éditorialiste ou polémiste, d’être son propre média en touchant une large audience. Les algorithmes, en nous isolant par effet de bulle avec des personnes qui pensent comme nous, renforcent nos certitudes et notre sentiment de pertinence sur tous les sujets. De même, les services de génération d’image par IA permettent à chacun d’entre nous, d’un simple clic, de produire de magnifiques images, dignes – pour peu qu’on n’y regarde pas de trop près – des plus grands artistes.
Tous ces outils étendent nos capacités physiques et mentales au-delà de notre propre corps, de nos propres limites, tout comme la voiture nous permet de nous déplacer plus vite et plus loin. Ce sentiment de puissance est grisant. Le piège est de croire que nous sommes pour quelque chose, en tant qu’individus, dans les résultats obtenus. C’est le syndrome du pilote vécu par les conducteurs de voitures puissantes : ces derniers surestiment souvent largement leurs réflexes.
Par nature, l’être humain cherche la valorisation, la validation sociale, veut se conforter dans ses certitudes plutôt que les confronter, cherche à se rassurer. La facilité d’utilisation de ces nouveaux outils et le résultat obtenu donnent une sensation de maîtrise, de cette sensation de maîtrise naît le sentiment d’expertise. C’est un sentiment agréable auquel il n’est pas agréable de renoncer.
C’est ainsi, me semble-t-il, que des IA-artistes vont se persuader d’être responsables des images obtenues avec leurs prompts, que ces images sont le fruit non pas d’une génération aléatoire sur la base d’un algorithme propriété d’une entreprise, mais bien de leur compétence et de leur sensibilité d’artiste.
Cette satisfaction est accrue par la culture de l’instantané promulguée par les réseaux sociaux : quand l’information périme en moins d’un jour, il devient bien pratique de publier et renouveler en permanence du contenu jetable produit en quelques minutes, une heure tout au plus. Pourquoi investir deux semaines dans la création d’une image qui bénéficiera d’à peine quelques heures de visibilité ? Grâce à l’IA, les IA-artistes peuvent publier à foison et récolter les félicitations d’un public peu connaisseur. Il leur est alors d’autant plus difficile d’accepter les critiques légitimes des artistes « traditionnels », tant ils apprécient ce sentiment de toute-puissance et de valorisation sociale obtenu à peu de frais.
Mon but n’est pas ici de dénier aux IA-artistes une certaine compétence : la rédaction des prompts nécessite effectivement un apprentissage, une compréhension du fonctionnement de l’IA et de la manière dont elle interprète les prompts pour générer les images.
Néanmoins, les qualifier d’artistes me semble exagéré. Les IA-artistes font générer à la volée par une IA des dizaines d’images jusqu’à en trouver une, postérieurement à la génération, qu’ils trouveront plus belle que les autres.
Les artistes, quant à eux, passent des dizaines d’heures à créer une œuvre dont il vont choisir chacun des détails, chacun des paramètres, pour transmettre ce « quelque chose » au spectateur qui fait l’art, ces œuvres étant elles-mêmes le fruit d’années, parfois de toute une vie d’expérimentation, de travail et de création.
A la réponse, les IA-artistes sont-ils des artistes, ma réponse sera non. Ce sont des techniciens grisés par la toute-puissance illusoire que leur octroie un outil très puissant. Qu’ils soient de bons techniciens n’en fait pas des artistes, encore moins des auteurs.
Contre les IA, lutte ou résignation ?
A quoi bon discuter de ce qui serait souhaitable ? Parlons plutôt de ce qui est faisable. Faire disparaître les services comme Midjourney, Dall-E 2 ou Stable Diffusion semble impossible.
L’histoire nous le démontre : les innovations technologiques ne sont jamais stoppées par des résistances au changement. Les usines ont remplacé les artisans. Les caisses automatiques ont envahi nos supermarchés, avec ou sans notre consentement. Les péages autoroutiers sont entièrement automatisés. Les factures sont dématérialisées. La carte bancaire est de loin le premier moyen de paiement. L’email a remplacé le courrier, faisant baisser le nombre de facteurs. L’illustration s’est numérisée dans le monde de l’édition, l’ordinateur ayant remplacé le papier comme support de création. L’histoire nous a montré les limites du boycott : Amazon, malgré les réticences, est devenu incontournable.
Midjourney et consorts ne vont cesser de s’améliorer et d’accentuer la rupture technologique. Des combats pourront être menés, j’en donne quelques exemples en conclusion. Mais ces outils existent désormais. Ils ne disparaîtront pas. Ils continueront à être utilisés. A quoi bon lutter dans un combat perdu d’avance ?
Il est difficile d’anticiper quel impact auront ces IA génératrices d’images sur la profession d’illustrateur. La plupart des usages auxquels sont destinées les illustrations professionnelles nécessitent une réalisation soigneuse, un niveau élevé de personnalisation, et ne se satisfont pas d’images approximatives générées aléatoirement. Les BD nécessiteront toujours des dessinateurs pour coller au scénario. Les entreprises feront toujours appel à des illustrateurs par besoin d’une communication léchée ne tolérant pas l’à-peu-près. Les éditeurs de jeux voudront une cohérence globale dans les illustrations des produits qu’ils éditent, tant leur rôle est important dans la vente d’un jeu.
Finalement, quels clients les illustrateurs perdront-ils ? Le petit éditeur qui paye mal parce qu’il n’a pas un radis ; le patron d’entreprise qui veut le prix le plus bas possible et pinaille sur le rendu ; le projet associatif accepté à tiers-prix parce que l’illustrateur s’est laissé attendrir ; tous ceux qui payent en visibilité. Ce n’est pas forcément le genre de clients avec lesquels vous voulez travailler.
A défaut de pouvoir les interdire, ces outils peuvent être pour certains illustrateurs, qui acceptent de travailler avec eux, des sources d’inspiration, des moyens de cerner le besoin du client, de produire des images retravaillées ensuite avec tout le savoir-faire d’un véritable illustrateur, ou encore une source d’images pour produire ensuite de nouvelles œuvres via des photomontages, des effets de puzzle ou du matte painting.
Conclusion toute personnelle
Lutter contre les IA de génération d’images est illusoire. Aucune technologie de rupture n’a été vaincue par les résistances au changement. Chacun jugera éthique ou non l’utilisation de ces IA, selon sa sensibilité et ses valeurs.
Si la morale est propre à chacun, des combats d’ordre juridique méritent d’être menés. Ils s’articulent selon moi en trois axes :
- Réserver le statut d’auteur aux êtres humains. Une image générée par IA ne doit pas être considérée comme une œuvre de l’esprit ni générer de propriété intellectuelle.
- Rendre les images générées par IA libres de droits ; c’est la conséquence logique du premier axe.
- Imposer la transparence sur la manière dont les IA exploitent les œuvres d’autres artistes pour générer de nouvelles images ; encadrer cette exploitation qui devra nécessiter l’autorisation des ayants-droits ; prévoir une rémunération pour les artistes concernés.
Les sociétés possédant ces IA ne pourront alors plus se rémunérer via les droits de propriété intellectuelle des images, qui n’existeront plus. Ces sociétés resteront propriétaires de leur algorithme et pourront tout à fait facturer l’accès à leur service de génération d’image. Un client utilisant ce service pourra générer les images de son choix, avec le prompt de son choix, mais il n’aura pas l’exclusivité sur l’exploitation des images, qui pourront être réutilisées librement par toute personne le désirant.
C’est mon avenir souhaité pour cette technologie.
Merci de m’avoir lu.
Remerciements
Je remercie les relecteurs qui ont contribué à l’amélioration de ce texte. Mes propos ne les engagent en aucune façon.
- Benoît Dominguez, ingénieur en Imagerie numérique et co-fondateur de la société Epistemes
- Laurent Maire, chroniqueur sur le site undecent.fr
- Quentin Lanneluc, directeur artistique freelance
- Vincent Podlunsek, expert en cybersécurité et fondateur des sociétés Adamentis et PodInformatique
- Yann Lieby, artiste et enseignant d’art