Voilà longtemps que j’envisage de prendre la plume (virtuelle) pour vous parler de manière un peu plus personnelle. L’occasion de vous faire découvrir mon travail, mon quotidien, de mettre un peu d’humain derrière la face publique de mon entreprise. L’occasion également, de partager mon expérience dans le monde du jeu.

Dans cet article, qui sera peut-être – ou pas – le premier d’une série, je vous propose de découvrir comment je crée mes jeux de société : mes méthodes, les problèmes que je peux rencontrer, et les solutions que je leur apporte.

Je présente la façon dont je travaille au moment où j’écris cet article. Ce n’est pas la seule méthode. Vous pouvez vous en inspirer, ou la questionner. J’espère qu’elle vous apportera matière à réflexion.

Qui écrit ? Petite remise en contexte

Je suis Mathieu Baiget, auteur, éditeur, et fondateur de Ludiconcept. Mon rôle d’éditeur et de chef d’entreprise influence mon activité d’auteur de jeux. Dans mon cas, il n’y a pas une frontière nette entre mon activité d’auteur et mon activité d’éditeur. Mon travail d’auteur inclut des tâches qui sont généralement de la responsabilité des éditeurs. Je suis donc un auteur “atypique” dans mon processus créatif.

Mathieu Baiget

Le plaisir de créer un bon jeu

Je crée des jeux parce que j’y prends du plaisir. Je les édite parce que je prends tout autant de plaisir à les partager avec autrui.

Pour créer un bon jeu, il doit avant tout me plaire. Quand je crée, j’y mets un affect personnel. Je me projette dans le plaisir que j’aurai à y jouer, dans le plaisir que j’aurai à partager cette expérience de jeu avec d’autres. C’est cela qui me donne envie, et c’est cette envie qui transcende mes créations. Dans mon cas, c’est l’immersion que je recherche avant tout : plonger dans une ambiance et un univers.

Mon jeu de société Cuistot Fury est exemple intéressant. A titre personnel, j’apprécie rarement les jeux de rapidité, car ils sont souvent très pénalisants pour les joueurs moins rapides. J’ai donc créé un jeu de rapidité dans lequel être moins rapide n’empêche pas de jouer. Je préfère les jeux coopératifs aux jeux compétitifs. J’ai donc créé un jeu très compétitif qui nécessite beaucoup de coopération au sein des équipes de joueurs.

Cuistot Fury, Prix du meilleur jeu de société Octogones 2019

La première condition pour créer un jeu, c’est que j’aie une super idée, et que j’aie envie de la concrétiser. Ensuite, je trie ces idées en fonction de ma capacité à les éditer et à les commercialiser.

Création et nécessaire rentabilité

Editer un jeu de société coûte des sous. Pour un jeu comme Opération Archéo, 15 000 € est un minimum : illustration, graphisme, fabrication, communication, festivals… A mon niveau, je n’ai pas le droit à l’erreur : si l’un de mes jeux ne se vend pas, je perds de l’argent. Si je perds de l’argent, je n’ai plus les moyens d’éditer le jeu suivant. Si je ne peux plus éditer de jeux, l’aventure se termine.

Chacun de mes jeux doit donc être une réussite. Pour éditer de nouveaux jeux. Pour rééditer les jeux existants. Plus trivialement, j’ai besoin de me nourrir, de me loger, de payer mes factures. Pour consacrer tout mon temps à la création de jeux, je dois en faire un métier. Et pour en faire un métier, je dois me verser un salaire.

Mon travail de création est donc influencé par la nécessité que le jeu soit rentable. Très tôt, je réfléchis à la cible de mon jeu de société, à son prix de vente, aux moyens de le commercialiser. Les aspects éditorial et commercial impactent sur mes choix créatifs.

Ces aspects financiers et commerciaux sont rarement pris en compte par les auteurs. Ce n’est pas leur boulot, c’est celui de l’éditeur. Cependant, ces aspects seront soigneusement soupesés par les éditeurs auxquels vous enverrez votre prototype. Plus l’éditeur aura de travail à fournir pour rendre le jeu commercialisable, moins le public ciblé sera facile à définir, plus l’éditeur sera susceptible de refuser votre jeu. Un jeu trop coûteux à fabriquer, par exemple, nécessitera une refonte des mécaniques de jeu pour réduire la quantité de matériel. Le temps, pour un éditeur, c’est aussi de l’argent.

Les prérequis comme contrainte créative

Mon premier jeu Opération Archéo est parti d’une idée complètement folle : créer un jeu de société pour faire découvrir l’archéologie au grand public. Il faut dire que j’étais archéologue de métier, grand amateur à la fois de jeux et de médiation culturelle.

Opération Archéo, le jeu de société coopératif sur l'Archéologie

Dès le départ, Opération Archéo a eu des objectifs ludiques et pédagogiques. J’avais envie de prouver qu’on peut créer un jeu pédagogique qui soit aussi super sympa à jouer. J’avais envie de partager ma passion de l’archéologie avec la communauté des joueurs. En raison de mes objectifs éducatifs très ambitieux, mes contraintes créatives étaient énormes sur ce premier jeu. Et très atypiques.

Au début, j’ai voulu faire éditer Opération Archéo par des institutions publiques. Après tout, il avait un but éducatif. Mes recherches ont été infructueuses. La seule solution pour le rendre accessible à tous tout en gardant ma liberté éditoriale, c’était de l’éditer et de le commercialiser. J’ai fait une campagne de financement participatif, durant laquelle 700 personnes m’ont fait confiance. Ce succès m’a mis le pied à l’étrier. L’engouement autour d’Opération Archéo montre qu’il y a une place pour les jeux de niche, pour les propositions atypiques.

Pour mon deuxième jeu, je voulais sortir de la niche. Je ne voulais pas que Ludiconcept soit catégorisé comme l’éditeur de jeux éducatifs sur l’archéologie. Je voulais créer une gamme de jeux originaux et immersifs.

Pour me démarquer d’Opération Archéo, il me fallait donc un “produit d’appel” : un jeu grand public, accessible dès 7 ans, des règles simples, une thématique porteuse, un prix de 20 €. Je voulais également un jeu avec beaucoup d’interactions, ou en trois dimensions.

Ces contraintes de départ, liées à mes objectifs d’éditeur, ont nourri ma création d’auteur. J’ai pris conscience que ces “contraintes créatives” sont en réalité plutôt des “guides créatifs” qui facilitent la création. C’est une des raisons pour lesquelles les “Game Jams”, les concours de création de jeux, imposent de telles contraintes.

Naissance de l’idée

Les bonnes idées me viennent souvent au réveil. Dans mon cas, le thème vient souvent avec une mécanique de jeu. Pour Cuistot Fury, par exemple, je me suis réveillé et j’ai su : mon prochain jeu serait un jeu de rapidité sur la cuisine, avec un sablier, dans lequel on empilerait des cartes sur un plateau de cuisson, pour réaliser des recettes et les servir à des clients ayant chacun leur exigence.

Certains auteurs fonctionnent différemment : ils développent une mécanique avant tout, de manière mathématique, et ensuite seulement calquent un thème sur cette mécanique de jeu. Je ne fonctionne pas ainsi. J’ai découvert le jeu de rôle avant les jeux de société. J’ai une approche rôliste, immersive des jeux. On pourrait dire qu’il y a (au moins) deux visions de la création de jeux : la vision immersive et la vision mécanique.

A l’époque où j’ai commencé à travailler sur Cuistot Fury, Kitchen Rush n’était pas encore sorti. Le thème de la cuisine était peu exploité. Plusieurs jeux sur le thème de la cuisine sont sortis pendant et après la parution de Cuistot Fury. C’est intéressant de voir que certains thèmes sont “dans l’air”. Cuistot Fury m’a probablement été inspiré, inconsciemment, par les émissions du type “Top Chef”, ou par d’autres séries, lectures ou films dont j’ai pu m’abreuver. Les idées naissent rarement de nulle part… Tout l’art du créateur est de savoir les transcender.

Une erreur de parcours

Avant Cuistot Fury, j’ai travaillé deux mois sur un autre prototype. J’avais mes contraintes créatives, liés aux objectifs de développement de ma gamme de jeux. Je cherchais à créer un jeu respectant ces prérequis. J’ai commencé à travailler sur une mécanique sympa à base de tuiles qu’on disposait pour former une carte et une aventure. Mais je me suis rapidement trouvé dans une impasse. Le jeu n’était pas amusant. Et je n’arrivais pas à le rendre amusant. Au bout de deux mois, j’ai eu l’idée de Cuistot Fury. Et j’ai jeté mon autre proto aux oubliettes.

Dans mon cas, travailler deux mois sur un prototype “pour rien”, c’est un coup dur. Parce que ces deux mois de travail sont perdus. Parce que c’est mon métier. Imaginez n’importe quel artisan qui travaillerait deux mois sans être payé… c’est dur à encaisser !

En réalité, ces deux mois n’ont pas été complètement perdus. J’ai passé deux mois à réfléchir à ce projet de jeu, aux problèmes que je rencontrais, aux contraintes créatives que je voulais respecter. J’y travaillais la journée, mais mon inconscient y travaillait aussi la nuit, le soir, le matin… tout le temps. Ce n’est pas pour rien si la “bonne idée” qui m’est venue après, cochait toutes les cases de mes contraintes créatives. Ce temps de maturation était nécessaire pour me permettre de trouver Cuistot Fury.

La puissance de l’inconscient

Désormais, pour optimiser mon temps de création, j’essaie de courir plusieurs lièvres à la fois, tout en ayant des priorités claires sur les projets que je dois aboutir en premier. Dans mon cas, ça passe aussi par des échéances que je m’efforce de respecter. Je crois beaucoup au pouvoir de l’inconscient : une grosse partie de nos réflexions, de notre activité cérébrale, se fait dans l’inconscient. Certains scientifiques pensent même que notre conscience sert seulement à justifier après-coup, des décisions prises préalablement dans notre inconscient !

Pour cette raison, je travaille régulièrement sur tous mes prototypes. J’ai des priorités, comme je le disais. Je consacre très peu de temps à certains protos. Mais il y a un gouffre entre “très peu de temps” et “pas de temps du tout”. Grâce à ce “très peu de temps”, je donne l’opportunité à mon subconscient de trouver tout seul les solutions de game design. Sur le long terme, je gagne énormément de temps.

De la même manière, je fixe les contraintes créatives de mes prochains jeux. En définissant des cadres, des prérequis, je facilite l’émergence de bonnes idées qui répondent aux besoins de Ludiconcept.

Un autre point important à propos des idées, c’est qu’elles sont évanescentes. Par le passé, j’ai commis l’erreur de ne pas noter une bonne idée de jeu. Je m’en suis mordu les doigts. Avoir une super idée, c’est précieux. Ca ne m’arrive pas chaque matin. Alors je note mes idées immédiatement, sur l’ordinateur ou sur un bout de papier.

Le premier prototype (à suivre)

J’espère que ce premier article vous a plu ! Au regard de sa longueur, je vais le scinder en plusieurs épisodes. La suite sera publiée lors d’un futur article.